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Cela faisait une heure que LeSeur etait de quart. Debout face aux instruments de navigation, il suivait sur un ecran la trajectoire du Britannia a travers les Grands Bancs. Le trafic maritime etait peu dense, seuls quelques bateaux de fort tonnage ayant choisi de braver la tempete, et le navire progressait rapidement.

Depuis le changement de commandement, la passerelle etait etrangement silencieuse. Le capitaine Mason, comme ecrasee par le poids de ses nouvelles responsabilites, n’avait pas quitte la piece depuis qu’elle avait pris la releve de Cutter, et LeSeur la croyait capable de rester la jusqu’a l’arrivee a Saint John’s. Elle avait decide de passer en code d’alerte ISPS de niveau 2, puis elle avait fait evacuer la passerelle a tous ceux dont la presence n’etait pas indispensable pour ne conserver pres d’elle que l’officier de quart, l’homme de barre et une seule vigie. LeSeur avait ete le premier surpris de l’efficacite d’une mesure qui avait transforme la passerelle en une oasis de calme, davantage propice a la concentration que la ruche bourdonnante habituelle.

Il se posait constamment la question de savoir comment reagirait la compagnie a l’annonce des evenements, si sa carriere s’en trouverait affectee. C’etait plus que probable, mais il tentait de se consoler en se disant qu’il n’avait pas eu le choix. L’essentiel etait d’avoir fait son devoir, le reste ne dependait plus de lui.

LeSeur posa un oeil experimente sur les instruments de bord : le TrimbleNavTrac et le Northstar 941X DGPS, les series de cartes electroniques, le gyropilote, le radar, les indicateurs de vitesse, le loran, les sonars… Un officier qui aurait pris sa retraite dix ans auparavant se serait senti perdu dans un tel environnement. Cela n’empechait pas LeSeur de continuer a calculer la course du navire a l’ancienne, sur une table eloignee, avec les regles paralleles et autres instruments en cuivre herites de son pere. Il lui arrivait encore de determiner sa position grace au soleil ou aux etoiles a l’aide d’un sextant. Des outils obsoletes, sans doute, mais cela lui permettait de rester fidele aux traditions ancestrales de la marine.

Il jeta un coup d’oeil aux indicateurs de vitesse et de direction. Le pilotage automatique etait branche comme a l’accoutumee et LeSeur n’en revenait pas de la souplesse du Britannia, surtout dans une mer aussi houleuse, avec des rafales de vent de quarante a cinquante noeuds. C’est vrai, le bateau etait agite par un long mouvement de roulis assez desagreable, mais la chose aurait ete bien pire sur un batiment de croisiere ordinaire. Le Britannia avancait plus vite que prevu, a une vitesse de vingt-deux noeuds. Ils seraient a Saint John’s dans moins de vingt heures.

LeSeur se sentait soulage de voir Mason aussi calme. Dans son annonce de midi aux passagers et a l’equipage, elle s’etait contentee de dire que le commandant avait ete releve de ses fonctions et qu’elle avait pris le relais. D’une voix rassurante, elle avait annonce la mise en oeuvre d’un Code ISPS de niveau 2 avant de preciser qu’elle avait decide de mettre le cap sur le port le plus proche. Pour leur propre securite, elle avait demande aux passagers de bien vouloir rester dans leur cabine et de veiller a ne pas sortir seuls a l’heure des repas.

LeSeur consulta le radar ARPA. Tout etait normal. Aucune trace d’iceberg et les rares bateaux qui se trouvaient encore dans les parages demeuraient prudemment a distance. Il posa un doigt sur le cadran de l’ECDIS et regla l’echelle sur quarante kilometres. Le pilote automatique n’allait pas tarder a modifier le cap en laissant les Carrion Rocks sous le vent. Ensuite, c’etait tout droit jusqu’au port de Saint John’s.

Kemper apparut a l’entree de la passerelle.

— Comment ca va avec les passagers ? interrogea LeSeur.

— Aussi bien que possible, etant donne les circonstances.

Kemper hesita avant de poursuivre.

— J’ai averti la compagnie du changement de commandement.

La gorge nouee, LeSeur demanda :

— Et alors ?

— Alors ils ont ete surpris, mais pas de reaction officielle jusqu’a present. Ils envoient des huiles a Saint John’s pour nous accueillir. Ils ont encaisse le coup pour l’instant, mais ils ont surtout peur de la mauvaise publicite que ca pourrait leur faire. Il faut dire que quand la presse apprendra ca…

Le responsable de la securite laissa sa phrase en suspens et secoua la tete.

La sonnerie discrete de l’un des instruments de bord signala l’arrivee au point de manoeuvre et le pilote automatique devia aussitot de cap. Une vibration a peine perceptible indiqua a LeSeur que le roulis venait de s’accentuer du fait du changement de direction.

— Cap deux deux zero, murmura-t-il a l’adresse du second capitaine.

— Cap deux deux zero confirme.

Les vitres de la passerelle tremblaient sous les coups de boutoir du vent et c’est tout juste si l’on apercevait l’avant du navire, a demi noye dans une brume dont le gris se confondait avec celui de la mer.

— Monsieur LeSeur ? demanda Mason.

— Oui, capitaine ?

— Je m’inquiete au sujet de M. Craik, dit-elle a voix basse.

— Notre premier operateur radio ? Pourquoi ?

— Je ne suis pas certaine qu’il ait beaucoup apprecie notre decision. Il s’est apparemment enferme dans le local radio, expliqua-t-elle en montrant d’un mouvement de tete une porte fermee.

C’etait d’autant plus surprenant que LeSeur avait toujours vu cette porte ouverte.

— Craik ? Je ne savais meme pas qu’il se trouvait a son poste en ce moment.

— Je dois pouvoir compter sur l’ensemble de mes officiers, poursuivit la jeune femme. Surtout avec cette tempete, plus de quatre mille passagers terrorises et une traversee mouvementee jusque Saint John’s. Je ne peux pas me permettre de laisser des dissensions me compliquer la tache.

— Bien, monsieur.

— J’aurais besoin de votre aide. Plutot que d’en faire un drame, je prefere avoir une conversation en tete a tete avec M. Craik. Votre presence et celle des autres risqueraient de l’intimider.

— Je ne peux que vous donner raison, monsieur.

— Le pilote automatique est enclenche et il nous reste quatre bonnes heures avant de franchir les Carrion Rocks. Si vous pouviez quitter la passerelle pendant quelques minutes, le temps que je discute calmement avec Craik. Il faudrait egalement veiller a ce que M. Kemper ne soit pas present.

LeSeur hesita, sachant que la presence d’un minimum de deux officiers est requise a tout moment sur la passerelle, conformement au reglement.

— Je reste de quart, le rassura Mason. Ne vous souciez pas pour le reglement, Craik peut etre considere comme un officier.

— C’est vrai, monsieur, mais avec la tempete…

— Je comprends votre reticence, repliqua Mason, mais je ne vous demande que cinq minutes. Je n’ai pas envie que M. Craik se croie victime d’une cabale. Je vous avoue franchement, je crains qu’il ne soit en train de faire une depression. Faites ce que je vous dis et veillez a rester discret.

— Bien, monsieur, acquiesca le premier officier.

— Merci, monsieur LeSeur.

LeSeur s’approcha de la vigie.

— Si vous voulez bien me suivre un instant jusqu’a la coursive. Vous aussi, ajouta-t-il en se tournant vers l’homme de barre.

— Mais…

— Ordres du capitaine.

— Bien, monsieur.

LeSeur rejoignit Kemper.

— Le capitaine prend le relais pendant quelques minutes, elle m’a demande de faire evacuer la passerelle.

— Pourquoi ca ? s’etonna Kemper.

— Ce sont les ordres, retorqua LeSeur afin de couper court aux questions.

Il regarda sa montre afin d’entamer le compte a rebours tandis que le petit groupe se refugiait dans la coursive. LeSeur fermait la marche et il tira la porte derriere lui en veillant a ne pas la verrouiller.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? lui demanda Kemper.

— Un probleme a regler, repondit LeSeur sur un ton plus peremptoire encore.

Dans le silence retrouve, le premier officier consulta sa montre. Encore deux minutes.

Au meme instant, une porte s’ouvrit a l’autre extremite de la coursive et LeSeur, les yeux ecarquilles, reconnut la silhouette de Craik.

— Qu’est-ce que vous faites la ? Je vous croyais dans le local radio !

Craik le regarda comme s’il etait fou.

— Je viens prendre mon service, monsieur.

— Mais le capitaine Mason…

Il fut interrompu par le hululement grave d’une sirene. Une lumiere se mit a clignoter tandis que des claquements secs resonnaient a l’entree de la passerelle.

— C’est quoi, ce cirque ? demanda l’homme de barre.

Kemper ne quittait pas des yeux la lumiere rouge qui clignotait au-dessus de la porte.

— Saloperie ! Quelqu’un vient de declencher un code ISPS de niveau 3 !

LeSeur se rua sur la poignee de la porte qu’il tenta vainement-de tourner.

— Inutile, lui signala Kemper. Elle se verrouille automatiquement en cas d’alerte. La passerelle est desormais inaccessible.

Le sang de LeSeur se glaca dans ses veines. Le capitaine Mason etait restee seule sur la passerelle. Il appuya sur le bouton de l’interphone.

— Capitaine, ici LeSeur.

Pas de reponse.

— Capitaine Mason ! L’alerte de code 3 s’est declenchee. Ouvrez-nous !

Mais le haut-parleur de l’interphone restait desesperement muet.